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Lanceur d’alerte ArcelorMittal Florange : « Ma vie est foutue, je suis devenu un paria »

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Karim Ben Ali, chauffeur routier, avait dénoncé le déversement d’acide dans la nature par ArcelorMittal.


 

Karim Ben Ali raconte sa vie depuis son alerte

Karim Ben Ali, chauffeur intérimaire, a dénoncé en 2017 le déversement d’acide dans la nature par le groupe ArcelorMittal. Il est considéré comme le premier lanceur d’alerte du monde ouvrier.

« Ça fait déjà trois ans que l’affaire a éclaté, et que ma vie a complètement été chamboulée. A l’époque, j’étais chauffeur routier, intérimaire employé par Suez Environnement, mais en sous-traitance pour ArcelorMittal à Florange et Hayange (Moselle). Mon boulot à moi, à la base, c’était de transporter les déchets produits par les aciéries (fonte, acier). Mais quand j’ai commencé à bosser pour eux, fin 2016, ils m’ont demandé de transporter des matières liquides. On me disait officiellement d’acheminer des “boues de fer”. Mais j’suis pas idiot, je voyais bien que c’en était pas… Le liquide était jaune fluorescent, et une fumée irritante s’en dégageait. Je devais remplir des cuves, conduire le camion, et les vider à l’endroit indiqué, au crassier de Marspich. J’ai effectué pas moins d’une dizaine de voyages, de mi-décembre 2016 à mi-février 2017, pour venir déverser ces produits dans la nature. Chaque cargaison faisant 24 m3, faites le calcul !

Je savais bien que tout cela n’était pas très légal. A mesure que le liquide s’écoulait sur le sol de la fosse, des rochers éclataient… Autour du crassier, y avait des marcassins crevés, des lapins qui gisaient au sol, et tout un tas d’autres carcasses de bêtes. Ces images sont restées gravées dans ma tête, encore aujourd’hui. Je ne pouvais pas rester là sans rien faire, d’autant plus qu’il y avait des habitations à même pas 200 m à vol d’oiseau. Même si j’suis pas un grand écolo (je trie quand même mes déchets), je devais me montrer “responsable”. J’ai alors décidé de tourner des vidéos, histoire d’avoir des preuves. Puis j’ai fait un signalement auprès de mon employeur, fin décembre. J’ai aussi prévenu les sapeurs-pompiers de la ville où j’habite. Mais là, pas de chance, j’suis tombé sur un sapeur volontaire qui était également pompier professionnel pour ArcelorMittal. Au lieu de faire suivre mon signalement, le mec a préféré faire un rapport écrit à Arcelor. J’ai même voulu à un moment aller voir la police, mais on m’a envoyé bouler. En gros, on a tout fait pour essayer d’étouffer l’affaire…

« Mes deux frères, également intérimaires chez Arcelor, ont aussi été licenciés du jour au lendemain »

Comme personne ne voulait m’écouter, j’ai posté les vidéos sur les réseaux sociaux. Faut dire que je voulais aussi montrer les images à mes potes chauffeurs sur Facebook… Quand ils ont vu ça, ils sont tombés sur le cul ! Certains ont même cru que ça se passait en Tunisie tellement c’était énorme ! J’ai laissé les vidéos en ligne pendant près d’un mois, avant de les retirer. J’ai préféré les envoyer à une journaliste d’un quotidien local pour qu’elle sorte l’affaire. Ça a mis du temps – près de six mois –, mais l’histoire a finalement éclaté au grand jour. Elle a fait la « une » des journaux locaux, puis nationaux en juin 2017. L’une de mes vidéos, republiée par les médias, est même devenue virale, totalisant des centaines de milliers de vues.

Mais entre-temps, de février à juin, ArcelorMittal a eu le temps de faire disparaître tout ce qui était gênant. Un mec de l’usine est venu récupérer toutes les carcasses de bêtes pour les incinérer. On m’a dit qu’ils avaient également procédé à de nombreux exercices incendies au niveau du crassier, dans le but de balancer de l’eau pour diluer le taux d’acidité. Eh puis moi, de mon côté, j’ai eu le droit à tout un tas de pressions, d’intimidations. On a dévissé les roues de ma voiture, j’ai reçu des menaces… Avant d’être viré sans ménagement par ma boîte pour « rupture de discrétion commerciale ». Ma famille en a également pâti. Mes deux frères, également intérimaires chez Arcelor, ont aussi été licenciés du jour au lendemain. On leur a juste dit qu’ils étaient « ingrats ». Tout le monde m’a tourné le dos, même les syndicats, aucun ne m’a soutenu. Ils m’ont tous ri au nez, disant que j’étais un mythomane…

« Aujourd’hui, je touche le RSA, et je suis sous antidépresseurs. A un moment, j’ai voulu arrêter mon traitement, mais j’étais quasiment au bord du suicide tous les matins. »

Aujourd’hui, ça va faire trois ans que je suis au chômage. Avant cette affaire, tout se passait bien avec les boîtes d’intérim. Puis il y a eu une sorte de blocage. J’ai été blacklisté un peu partout : j’ai contacté 163 boîtes mais personne ne voulait de moi. On me disait : “Y a pas de boulot pour toi ici.” Dans la région, tout le monde se connaît, et vous savez, c’est pas facile d’embaucher une balance ! Un patron quand il veut vous recruter, il tape votre nom sur Google, et pour moi, c’était vite fait ! Eh puis Arcelor est très puissant en Moselle, c’est le premier employeur de la région, alors personne n’a voulu prendre de risque. Certains ont pourtant essayé de m’aider, comme le chef cuisinier Thierry Marx qui m’a proposé une formation, mais ça n’a rien donné…

Tout ça a été très dur à vivre psychologiquement. J’ai fait un burn-out, j’ai été hospitalisé en psychiatrie. Je n’ai pas mis le nez dehors pendant des mois. Aujourd’hui, je touche le RSA, mais je suis toujours sous antidépresseurs. A un moment, j’ai voulu arrêter mon traitement, mais j’étais quasiment au bord du suicide tous les matins. J’ai aussi eu pas mal de soucis de santé. A cause des produits toxiques que je transportais, j’ai eu une perte du goût et de l’odorat, et des irritations au niveau des yeux. Je me dis souvent que si c’était à refaire, je ne le referais pas… C’est simple, ma vie est foutue aujourd’hui ! On a forcément des regrets, surtout quand on embarque toute sa famille dans ce genre d’histoire. Et après on vient nous dire qu’on est protégé par la loi. Pour moi, la loi Sapin II, c’est quatre planches, un cercueil ! Il faudrait que Monsieur Macron mette en place un véritable dispositif pour nous protéger, qu’on soit accompagnés dans notre reconversion, qu’on puisse avoir accès à un logement, à un psychologue pour les enfants…

« Les gens pensent qu’être lanceur d’alerte, c’est un métier, une vocation, une chance. C’est surtout pour moi un fardeau »

Les gens pensent qu’être lanceur d’alerte, c’est un métier, une vocation, une chance. C’est surtout pour moi un fardeau. Alors oui, tu acquiers une petite notoriété, on t’invite pour raconter ta vie et ta souffrance dans des conférences ou dans les médias. En tant que premier lanceur d’alerte du monde ouvrier, j’ai été pas mal médiatisé, et je le suis encore aujourd’hui. Mais au final, moi, je n’ai rien dénoncé, j’ai juste montré des choses qui étaient illégales. L’autre jour, quelqu’un est venu me voir pour me demander comment j’avais fait pour devenir lanceur d’alerte. Je lui ai juste répondu que ce n’était pas un choix. Je ne suis pas un héros, loin de là, mais plutôt une victime, citoyenne.

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